« Les Conséquences politiques de la paix », de Jacques Bainville
Jacques Bainville (1879-1936) est un journaliste et historien proche de l’Action Française. Son parcours atypique l’a mené du républicanisme et du dreyfusisme au monarchisme. Inquiet de la montée en puissance de l’Allemagne prussienne, il plaide avant même le déclenchement de la Première Guerre Mondiale pour une politique plus sévère à l’égard de Guillaume II. Il accuse le nationalisme français d’avoir inspiré le nationalisme germanique et donc par extension l’unification allemande en 1871.
Après la guerre il publie notamment « les Conséquences politiques de la paix » en 1920 et une « Histoire de France » en 1924. Il est élu à l’Académie Française en 1935 au siège de Raymond Poincaré. Jusqu’à la fin de sa vie, il alertera sur la montée en puissance de l’Allemagne dans les années 20 et 30. Il est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands écrivains français du XXème siècle.
Le titre du livre « les Conséquences politiques de la paix » renvoie directement à celui de John Maynard Keynes « Les Conséquences économiques de la paix », publié en 1919, même s’il ne constitue pas une réponse directe à ce dernier, mais plutôt une réfutation des thèses de son auteur : « [l’ouvrage de Keynes] est devenu le manuel de tous ceux qui désirent que l’Allemagne ne paye pas ou paye le moins possible les frais de son entreprise manquée ».
Bainville accuse par-là Keynes de faire croire aux opinions publiques occidentale et allemande que la paix de 1918-1919 est trop dure économiquement pour l’Allemagne et donc que cette dernière peut légitimement la contester. Ce sera la ligne directrice du livre : annoncer les évènements à venir à travers les paradoxes et les erreurs du Traité de Versailles.
Tout d’abord l’auteur regrette que la puissance territoriale allemande soit restée finalement peu touchée : « une Allemagne diminuée d’environ 100 000 km carrés mais, sur ce territoire réduit, réunissant encore soixante millions d’habitants, un tiers de plus que la France, subsistait au centre de l’Europe. L’unité allemande n’était pas seulement maintenue, mais renforcée. ». Il constate que l’Etat allemand est intact, qu’il dispose des moyens de redevenir une puissance menaçante et qu’il compte bien s’en servir. Il aurait fallu idéalement défaire l’unité réalisée par Bismarck un demi-siècle plus tôt.
« Une paix trop douce dans ce qu’elle a de dur ». Au lieu de s’attaquer à l’Etat allemand on s’est attaqué à son armée. Seulement, une armée peut se recréer très vite. Bainville invoque le souvenir de Iéna : « Pourtant, après Iéna, la Prusse avait été désarmée. Mais l’Etat prussien subsistait. Il s’est remilitarisé en cinq ans ». C’est la nature même du militarisme prussien. La Rhénanie sera remilitarisée en 1936.
Le peuple allemand, soudé au sein de son unité politique et du militarisme prussien préservés, cherchera certainement à corriger les clauses du Traité de Versailles qu’il juge insupportables, notamment les pertes territoriales à l’est et le tribut à payer à la France.
Bainville annonce que la Pologne devra se battre pour sa survie, que la Tchécoslovaquie n’aura d’autre choix que de se soumettre, que l’Autriche, « morceau d’Allemagne authentique », sera tentée par son rattachement à Berlin. Tout cela du seul fait du maintien de l’unité allemande.
Il faut donc chercher de toute urgence des contrepoids à l’est. Après avoir passé en revue toutes les possibilités (Pologne, Russie soviétique, Roumanie), l’auteur conclue, découragé : « Il n’existe plus sur le continent européen de grande puissance pour nous aider à établir un équilibre que la présence de la masse germanique rend nécessaire ». La Pologne est « prise entre deux feux », la Russie est plongée dans le chaos bolchevique et la Roumanie est trop faible.
Aucun des nouveaux Etats d’Europe centrale ne présente de garantie suffisante pour la France : la Pologne se dilue trop loin à l’est, la Tchécoslovaquie est « aussi bigarrée que l’ancien Empire des Habsbourg », la Hongrie « annonce un irrédentisme », l’Autriche n’est plus «que « le résidu d’un Etat ». Des frontières incertaines, des nationalités mélangées, des systèmes politiques imparfaits (républiques parlementaires)… L’écrivain ne voit aucun avenir dans cette Europe centrale instable. La postérité lui donnera grandement raison.
Qu’est ce qui explique, selon Jacques Bainville, un tel traitement de faveur politique envers l’Allemagne? L’idéologie avant tout. Les démocraties occidentales ont retiré le pragmatisme de leur politique et l’ont remplacé par les belles idées et les utopies des Lumières. Cela s’est principalement manifesté par les « quatorze points de Wilson », mais aussi par la volonté toute républicaine d’abattre et d’éclater l’Empire austro-hongrois afin de créer ad hoc des Etats nations. Cette idée fut une double erreur : l’Etat nation allemand s’est avéré être un ennemi trop fort et la monarchie multiculturelle des Habsbourg aurait pu être une force d’équilibre régionale.
Il s’interroge ensuite, dans une démarche d’historien, sur la nature slave et la puissance russe. Contrairement à ce qu’affirme Ernest Renan, les Slaves ne peuvent pas être considérés comme un tout monolithique qui pourrait être dirigé par la Russie afin d’attaquer l’Allemagne. Autant certains pays comme la Serbie ont des liens intimes avec la puissance moscovite, autant la Pologne en est un ennemi historique. Cette dernière est une proie de choix pour ses puissants voisins et dès lors son existence est menacée. Une alliance entre l’Allemagne et la Russie est toujours possible sur le dos de la Pologne. Jacques Bainville anticipe avec 20 ans d’avance le Pacte germano-soviétique : « La Pologne envahie par les hordes bolchevistes, c’est la Prusse restaurée, c’est la position de l’Allemagne à l’est reconquise, c’est la première étape, et la plus difficile, sur le chemin de la revanche. ».
Ensuite, l’historien de l’Action Française décrit avec pertinence la situation de l’Italie et ce qui adviendra peu de temps après : déçue par le Traité de Versailles et inquiète de la naissance de la Yougoslavie, elle cherchera à « entretenir de bons rapports avec le peuple allemand » dans le but « d’intimider et neutraliser cette héritière de l’ancienne Autriche ». la France a raté le coche en ignorant les revendications italiennes, d’autres en profiteront. Ce sera l’alliance entre Mussolini et Hitler et l’invasion de la Yougoslavie en 1941.
Pour finir, le futur académicien prévoit que l’ordre contre-révolutionnaire triomphera en Allemagne, que la Hongrie se rapprochera du monde germanique ( « Au lieu de détacher et de rassembler des territoires pour son compte, la Hongrie pourra fort bien les rassembler pour le compte de l’Allemagne, être aspirée elle-même et subir l’attraction d’une Allemagne réorganisée et vigoureuse »), que la région de Cieszyn parasitera les relations entre la Tchécoslovaquie et la Pologne et que l’Angleterre sera rétive à sanctionner à temps les nouvelles ambitions allemandes.
« Les conséquences politiques de la paix » est considéré aujourd’hui comme un livre de référence. Son auteur fait preuve d’une érudition et d’une intelligence exceptionnelles. La plupart des événements qu’il a annoncés se sont réalisés entre 15 et 20 ans plus tard. Il serait en conséquence judicieux de se fonder sur ses observations afin d’analyser notre monde actuel, en particulier la nécessité de ne pas mêler idéologie et politique comme le font malheureusement systématiquement nos élites françaises et occidentales.
Nathaniel GARSTECKA