Stratégie de la tension
Des années 60 au début des années 80, l’Italie fut en proie à une fièvre de radicalité politique qui voyait s’affronter les rouges (les mouvements gauchistes) et les noirs (les néo-fascistes) avec comme tierce partie prenante la République italienne.
La police, les carabiniers et les services secrets redoublèrent d’efforts, avec l’aide de la mafia et d’organisations troubles comme les réseaux glaives ou la P2 pour multiplier provocations et manipulations. Le résultat fut les deux vagues de terrorisme qui touchèrent l’Italie et trouvèrent leur macabre apothéose avec l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro, ancien patron de la Démocratie Chrétienne, en 1978 et l’attentat de la gare de Bologne en 1980 qui fit 85 morts et 200 blessés. Par ces deux actions les rouges et les noirs furent mis hors-jeu et la plupart de leurs soutiens les abandonnèrent quand ils ne se retournèrent pas contre eux.
On sait aujourd’hui que certains membres du parti socialiste italien et de la démocratie chrétienne instrumentalisèrent avec une absence totale de scrupule ces évènements politiques pour éliminer des adversaires internes et obliger le parti communiste italien et les syndicats à accepter le système de grande coalition gouvernementale.
La situation si elle est différente dans les actes ne l’est pas du tout dans l’esprit. L’exécutif comme il l’a fait pour la crise des Gilets Jaunes cherche à cornériser les opposants en utilisant à la fois la charge symbolique, l’émotion et la sémantique :
- Les anti-pass sanitaire sont opposés au vaccin et par leur mobilisation font hésiter ceux qui auraient pu aller se faire vacciner et empêchent un retour à la normal.
- Les services de réanimation se remplissent et 85% sont des non vaccinés, donc être contre la passe-sanitaire c’est s’exposer ou exposer les autres à des formes graves.
- Les anti-passe sanitaires sont des anti-vax, l’opposition à disposition juridique en fait des opposants à toute forme de vaccin.
La démarche de l’exécutif est très simple elle consiste à : caricaturer l’adversaire pour que leurs soutiens ne se reconnaissent plus dans la démarche, associer le mouvement à sa frange la plus radicale, multiplier les provocations pour radicaliser le mouvement qui mécaniquement passera sous contrôle des plus radicaux.
C’est exactement le même plan qui avait été appliqué au moment des Gilets Jaunes qui avait fini entre discours soralien, revendication gauchiste pour le RIC* et marginalisation autour de la tendance dite « hyper-jaune ».
La question est de savoir quel sera le « qu’ils viennent me chercher » de la contre-offensive de l’exécutif. Quelle sera la provocation qui mettra le feu aux poudres ?
Mais toute stratégie de la tension à un sous texte politique, des buts identifiés. Comme cela fut les cas en Italie pendant les « années de plomb » l’objectif est vraisemblablement le cantonnement de l’arc démocratique à ceux qui ne s‘opposent pas à l’action du gouvernement. Cet objectif est quasiment atteint puisque LR et centristes au Sénat ont souhaité aider le gouvernement à passer un texte qui ne soit pas censuré par le Conseil Constitutionnel. Le Rassemblement National et sa Présidente marchent sur des œufs car une partie de leur électorat n’est pas défavorable au passe-sanitaire et qu’ils estiment, à juste titre, qu’il ne faut en aucun cas être assimilés aux zinzins : Philippot et Dupond-Aignan et Francis Lalanne. Enfin, la France Insoumise et ses cadres, Jean-Luc Mélenchon en tête ont décidé de ne pas participer aux manifestations. Le prix à payer, en cas de manipulations ou de provocations, est trop élevé à huit mois de la Présidentielle. L’opportunité de se débarrasser de François Ruffin (présent aux manifestations, lui), si les évènements devaient se gâter, est aussi un élément à ne pas écarter pour le leader de la France Insoumise.
Voilà la donc la France et son débat politique corsetés. Il a été installé un rapport binaire où l’opposition à la forme juridique et légale du passe-sanitaire vous met automatiquement dans le camp de ceux qui refusent le vaccin, point barre. Il n’y a pas d’argument de raison, pas de philosophie politique, le moyen, le vaccin, est devenu le but sans que personne ne trouve cela grotesque.
L’opposition au passe-sanitaire dont le Conseil d’Etat et le Défenseur des droits pointent de réels dérives pour les libertés fondamentales, est renvoyée à un refus de retrouver la vie d’avant, au progrès et à la reprise économique. Le passe-sanitaire c’est la liberté, nous dit-on, alors qu’il nous met dans un état de conditionnalité de nos libertés rarement atteint.
La chance du gouvernement c’est la forme spontanéiste de ces mobilisations. Peu ou pas d’organisation, faiblesses structurelles : absence de service d’ordre, pas de service de presse , pas de cellule communication pour faire passer les messages et slogans officiels, pas d’interlocuteur dédié avec les pouvoirs publics. Une anarchie qui bénéficie au pouvoir car elle porte les ferments de l’implosion, de l’étiolement et de la radicalisation.
Les mots du Président de la République français depuis la Polynésie parlant « d’irresponsables » et « d’égoïstes » ne peuvent être compris que comme un message à son camp : « je vous protégerai de ces dingos contagieux », eux contre nous. C’est aussi la preuve du manque totale d’empathie du Président et de l’absence du mot concorde de son vocabulaire. Malheureusement, il est fort probable que le temps qui nous sépare des premiers blessés et des violences de certaines unités de la Police ne soit qu’une histoire de semaines. Emmanuel Macron fera la grande coalition autour de lui et du concept de parti de l’ordre. Il rassemblera sous la bannière de l’orléanisme 2.0 la bourgeoisie apeurée et les progressistes, tous ceux qui n’auront pas d’opposition morale à quelques yeux crevés si on peut leur éviter le spectacle de la plèbe en appelant à la liberté. Le projet d’Emmanuel Macron pour 2022 sera-t-il d’être le candidat des élites hostiles ?
Arnaud Stéphan, éditorialiste Tysol, chroniqueur LCI, spin doctor