Slovénie : Les post-communistes visent à regagner le pouvoir en s’appuyant sur la covid 19
Lorsque j’ai été invité au Sénat à une conférence en janvier 2007, Jean-Dominique Giulliani, le président de la Fondation Robert Schumann, m’a dit au déjeuner que la situation de la Slovénie était la suivante : on en parle peu, mais quand on en parle, c’est en superlatifs. La même année, la Slovénie fut le premier pays de l'ancien bloc communiste à devenir membre de la zone euro et à rejoindre l’espace Schengen. Un an plus tard, elle a présidé au Conseil de l'Union européenne. Cela aura lieu pour la deuxième fois dans la seconde moitié de 2021, lorsqu'elle prendra la présidence après le Portugal.
Pourtant, derrière la façade du succès économique et diplomatique, il y a une histoire tragique. Aux atrocités de la Seconde Guerre mondiale se joignaient les atrocités de la guerre civile qui jusqu’à ces jours n’ont pas été dévoilées et condamnées. Après quatre années, les combats se sont terminés par la victoire du côté communiste. En mai et juin 1945, le pouvoir de Tito déclenchait les représailles : près de 150 000 prisonniers de guerre et civils furent abattus sur le territoire slovène. La profonde transformation de la société yougoslave qui a suivi la période de violence révolutionnaire, a abouti à la formation de « la nouvelle classe » de nomenclature politique, comme Milovan Đilas, le dissident et l’auteur, définissait ce phénomène. Le pays est resté sous le joug du parti communiste jusqu’ en 1990. Lors de la rupture avec le totalitarisme, la Slovénie n'a pas connu la lustration à un niveau comme d’autres pays de l'ancien bloc de l'Est, notamment ceux qui se rassemblent aujourd’hui dans le groupe de Visegrad. A l’instar des pays évoqués, les monopoles de la période totalitaire ont été maintenus, même si le nouvel État slovène mettait en œuvre les changements systématiques requis par Bruxelles pour adhérer à l'U.E..
Dans la revue Communisme, édition 2014 (sous la direction de Stéphane Courtois), l'éditorial faisait, à propos de la Slovénie, le bilan suivant : « Un pays dans lequel le parti communiste jadis au pouvoir a officiellement disparu, mais continue à contrôler le pays à tous les niveaux administratif, judiciaire, médiatique, économique et politique en dépit de l'existence de l'État de droit de façade ».
La même année (2014), juste avant les élections, le leader de l'opposition (Janez Janša) a été emprisonné, malgré le soutien dont il bénéficiait au sein du Parti populaire européen. Le scrutin s’est alors soldé par la victoire de l’alliance des partis post-communistes qui ont remporté les deux tiers des sièges parlementaires.
Alors, on parlait encore de la Slovénie mais si on en parlait ce n’était plus en superlatifs. L’Europe a surtout prêté l’oreille lorsqu’au cours d’une célébration les représentants du pouvoir exécutif et judiciaire avec le président de la République acclamaient la chanson : « L'Europe est une bande de voyous ». On voyait partout les étoiles rouges accompagnées d’autres symboles du passé titiste.
En effet, la Slovénie n'a coupé le cordon ombilical idéologique du système précédent que superficiellement. Dans un pays où l'option démocratique n’arrive au pouvoir que sporadiquement – et pour une courte période – on laisse le secteur économique (privé) relativement libre, mais seulement dans la mesure où il n'interfère pas avec les monopoles détenus par l'ancienne classe politique, rajeunie et bien adaptée au temps postmoderne.
Cela permet d’expliquer pourquoi au cours de la deuxième vague pandémique la Slovénie devient un phénomène flagrant. À savoir : aux élections de 2018, le Parti démocratique d’opposition (guidé par Janez Janša) a gagné, mais le bloc post-communiste s'y est opposé de façon unanime. Ainsi, le gouvernement a été formé par un comédien, Marjan Šarec, qui a au bout de 15 mois démissionné en raison des différends au sein de la coalition. Notamment, le changement de génération a fait apparaître des fissures profondes au cœur d’une structure anciennement homogène. Chacune des fractions de l’alliance post-communiste s’efforce de satisfaire ses appétits dans l'économie et le secteur bancaire de l'État, au profit des autres. En Slovénie, il y a en ce moment même des investissements dans l’infrastructure dont la valeur se mesure en milliards d’euros. Les propriétaires des entreprises publiques qui ont été privatisées pendant la période de transition ont du mal à cacher leurs ambitions. Les membres du cabinet du premier ministre de l’époque, Šarec, étaient sous les pressions des lobbys routiers et ferroviaires en vue d’obtenir des intérêts particuliers. Tout cela s’est terminé par l'effondrement définitif de la coalition (en janvier 2020).
Par la suite, le gouvernement actuel, celui de Janez Janša a été fondé. Janez Janša est le politicien qui a mis en œuvre les attentes de Bruxelles, de l’euro jusqu’à la ratification des traités européens. S’il y a un Européen en Slovénie, c’est lui. Tout cela s’est produit au début de mars 2020 lorsque l'épidémie a frappé à la porte. L’ancienne alliance post-communiste a pu à nouveau s'unifier sous le dénominateur commun : renverser le nouveau gouvernement à tout prix. De mars 2020 à la fin de l’année, on a vu apparaître 17 candidats au poste de Premier ministre. Cependant, le gouvernement agit bien selon les critères pertinents pour résoudre la crise : il a levé 10 milliards de fonds européens et a été la pierre angulaire dans les négociations entre les dirigeants de l'UE d'une part et la Hongrie et la Pologne de l'autre, lors de la crise législative. La Slovénie reste dans une bonne situation économique. Cependant, comme il existe en Slovénie un monopole médiatique sous la férule de l’alliance post-communiste, 90% des médias manifestes de l’hostilité envers le gouvernement.
Ce faisant, l'opposition et les médias exploitent imprudemment et sans vergogne la pandémie afin d’affaiblir le gouvernement. L'opposition et les médias s'opposent constamment à toutes les mesures sanitaires proposées par le gouvernement. Ils dénoncent l’obligation de porter les masques comme obligation qui vise la liberté des citoyens. Ils font de même en ce qui concerne la fermeture préventive des frontières municipales et régionales. À la télévision nationale, ils font les éloges des chanteurs qui jouent avec des masques déchirés et protestent en même temps contre les restrictions sanitaires visant à contenir la propagation de la pandémie. Ensemble, ils ont créé la psychose selon laquelle ignorer les mesures barrières équivaut à être en désaccord avec le gouvernement actuel.
Le prix que la Slovénie paie pour cela est énorme. Le pays se classe au troisième rang mondial en ce qui concerne le nombre de décès par habitant. En 2020 une personne sur dix dans les établissements des personnes âgées (EHPAD) est décédée du Covid-19. Alors que le nombre de décès annuel est 10% plus élevé que le nombre de décès de l’année précédente ; tout en tenant compte qu’il y ait eu moins de naissances. La situation est nettement plus critique qu'en Allemagne, où des mesures anti-covid-19 ont été plus strictes et se poursuivront encore jusqu’en avril. Le jour où nous écrivons ces lignes, une violente manifestation se prépare dans le centre de la capitale, Ljubljana. Avec elle, les organisateurs veulent forcer la fin des mesures anti-Covid 19. Les médias les suivent avec affection.
Il n'y a aucun pays de l'Union européenne où l'opposition parlementaire utiliserait la pandémie pour renverser un gouvernement qui prend toutes les mesures d'urgence pour lutter contre le Covid 19. Ce n'est pas seulement un problème pour Ljubljana, mais aussi pour Bruxelles, qui néglige trop souvent ceux qui sont en première ligne dans la lutte contre le coronavirus, notamment l'actuel gouvernement slovène.
Boštjan Marko Turk
Docteur ès lettres de l’Université Paris-Sorbonne
Professeur à l’Université de Ljubljana, Slovénie
Membre de l’Académie européenne des sciences, des arts et des lettres